CHAPITRE XII

Zacynthus ne ressemblait pas du tout à l’idée que s’en était fait Pitt. Mais il n’y avait aucun doute : l’accent très particulier, la coiffure, l’irruption désinvolte : Zacynthus était américain.

Dix secondes passèrent, que Zacynthus mit à profit pour détailler minutieusement Pitt et Giordino, avant de se détourner lentement pour jeter un coup d’œil à Darius, toujours en train de gémir. Le visage de Zacynthus garda son air de froideur et d’indifférence étudiée, mais le ton de sa voix trahit son étonnement.

— Remarquable, tout à fait remarquable. Je ne croyais pas que ce fût possible.

Il regarda à nouveau Pitt et Giordino, cette fois avec un mélange de doute et d’admiration dans les yeux.

— Pour un professionnel parfaitement entraîné, porter la main sur Darius serait déjà considéré comme un grand exploit, mais de la part de deux malheureux quidams tels que vous, s’en servir comme d’une lavette pour nettoyer le plancher tient du miracle. Comment vous appelez-vous, mes amis ?

Une lueur diabolique traversa les yeux de Pitt.

— Mon petit compagnon s’appelle David, et moi, je suis Jack, le nain qui tue les géants.

Zacynthus eut un sourire las.

— La journée est longue et chaude, et vous venez de mettre hors combat l’un de mes meilleurs hommes. S’il vous plaît, n’aggravez pas ma tristesse avec de stupides plaisanteries.

— Dans ce cas, murmura sournoisement Giordino, tu ferais mieux de lui raconter celle de la nymphomane et du guitariste.

— Voyons, dit Zacynthus comme s’il s’adressait à des enfants. Je n’ai pas de temps à perdre avec des sornettes de ce genre. Des informations, je vous prie ! Commençons par vos noms, les vrais cette fois.

— Va te faire foutre, lâcha Pitt avec colère. On n’a jamais demandé à être traînés ici par ce singe qui se donne le nom de Zénon, et on n’a pas plus demandé à servir de punching-ball à ce géant Atlas, qui remue là par terre. Nous n’avons commis aucun acte illégal. Immoral peut-être, mais pas illégal. Si vous espérez obtenir une quelconque réponse à vos questions, je vous suggère d’y mettre un peu du vôtre.

Zacynthus contemplait Pitt, les lèvres serrées.

— Votre arrogance excite ma curiosité professionnelle, finit-il par déclarer avec aigreur. Au cours de ces dernières années, depuis que j’ai choisi la profession d’investigateur à temps plein, j’ai été confronté à une multitude de criminels habiles et dangereux. Certains m’ont craché au visage et m’ont menacé de se venger, d’autres sont restés silencieux et inébranlables, d’autres encore se sont jetés à genoux pour implorer mon pardon. Mais vous, cher ami, avec votre air plutôt dépenaillé, vous me semblez être différent, déclara-t-il en pointant sa pipe de manière accusatrice vers Pitt. Mais mon Dieu, reprit-il, c’est classique, franchement classique. Je me réjouis d’opposer mes talents aux vôtres pendant cet interrogatoire.

Il s’arrêta, alors que Zénon pénétrait dans la pièce. Le Grec commença à dire quelque chose, mais il demeura bouche bée d’étonnement, et ses moustaches s’affaissèrent d’un coup, lorsqu’il aperçut Darius, qui était occupé à s’asseoir, les mains toujours serrées sur son entrejambe.

— Tonnerre de Dieu ! Inspecteur ! s’écria-t-il. Que s’est-il passé ?

— Vous auriez dû prévenir Darius de se montrer vigilant.

— Mais je l’ai prévenu, dit Zénon en manière d’excuses. Et même sans ça. Qu’on puisse battre Darius ! Je ne pensais pas que c’était possible.

— Ce sont mes propres termes, dit Zacynthus en secouant la cendre de sa pipe. Voyez ce que vous pouvez faire pour notre pauvre ami. Je vais emmener ces deux hommes dans mon bureau, pour voir s’ils sont aussi adroits en paroles, qu’ils le sont de leurs mains et de leurs pieds.

— Après ce qu’ils ont fait dans cette pièce, croyez-vous qu’il soit prudent, inspecteur, de se retrouver seul avec eux ?

— Je pense qu’ils ont compris qu’ils n’avaient rien à gagner à faire plus longtemps usage de la force physique, dit Zacynthus en adressant à Pitt et Giordino un sourire badin. Mais pour en être plus sûr, Zénon, passez une paire de menottes autour du poignet droit du plus petit et attachez-la à la cheville gauche du grand diable. Ce n’est pas un procédé à toute épreuve, loin de là, mais tout de même, ça freine les velléités de rébellion.

Prestement, Zénon attrapa une paire de menottes platinées qui étaient accrochées à sa ceinture, les ouvrit et les mit en place comme on le lui avait ordonné, ce qui obligea Giordino à se pencher dans une position malcommode.

Pitt jeta un coup d’œil vers le plafond, pour observer le ciel à travers le trou. Il commençait déjà à faire plus sombre, depuis que le soleil avait entamé sa descente. Le dos de Pitt le faisait encore souffrir, et il était plutôt content que ce soit Giordino, et pas lui, qui soit forcé de se plier en deux. Il remua les épaules, et ne put s’empêcher de faire la grimace à cause de la douleur qui émanait de chaque centimètre de son torse. Puis il se tourna vers Zacynthus.

— Qu’avez-vous fait de Teri ? demanda-t-il calmement.

— Elle est en sécurité, répondit Zacynthus. Dès que j’aurai pu vérifier qu’elle est bien la nièce de von Till, elle sera libre.

— Et nous ? dit la voix de Giordino.

— Nous verrons en temps utile, dit Zacynthus d’un ton brusque, en indiquant la porte. Après vous, messieurs.

Deux minutes plus tard, avec Giordino traînant lourdement les pieds derrière Pitt, ils pénétrèrent dans le bureau de Zacynthus. C’était une pièce de dimensions modestes, mais confortablement meublée. Aux murs étaient punaisées des photographies aériennes de Thasos, il y avait trois téléphones, et une radio ondes courtes, disposée de façon fort commode sur une table juste derrière un vieux bureau griffé et délabré. Pitt jeta un coup d’œil circulaire, un peu étonné. L’allure générale était trop soignée, trop professionnelle. Brusquement, il comprit que sa meilleure chance d’en sortir consistait à se montrer grossier et agressif.

— Cela ressemble plus au Quartier général d’un colonel qu’au bureau d’un minable inspecteur de police.

— Vous êtes, vous et votre ami, de braves garçons, dit Zacynthus avec lassitude. Vous l’avez prouvé par vos actes. Mais il serait stupide de votre part de continuer à jouer ce rôle de mufle. Rôle que vous tenez à la perfection, je dois l’avouer.

Il contourna le bureau et alla s’asseoir dans un fauteuil pivotant, qui manifestement n’avait plus été graissé depuis longtemps.

— Et maintenant, reprit-il, la vérité. Comment vous appelez-vous, s’il vous plaît ?

Pitt attendit avant de répondre. Il était en même temps perplexe et en colère. La façon d’agir de ses ravisseurs, étrange et excentrique, l’intriguait.

Il était envahi d’un curieux sentiment, une quasi-certitude, qui flottait dans son subconscient et qui lui disait qu’il n’avait rien à craindre. Ces personnages ne cadraient pas avec l’idée que l’on se faisait des policiers grecs ordinaires. Et s’ils faisaient partie de la bande de von Till, pourquoi auraient-ils montré tellement d’insistance à obtenir son nom et celui de Giordino ? À moins, ce qui était toujours possible, que le chat ait décidé de s’amuser avec les souris.

— Eh bien ? reprit Zacynthus d’une voix plus perçante.

Pitt se redressa et tenta le tout pour le tout.

— Pitt, Dirk Pitt. Directeur des Projets Spéciaux, Agence Nationale de Recherches Océanographiques des États-Unis. Et ce monsieur à ma gauche est Albert Giordino, mon assistant.

— Bien évidemment. Et quant à moi, je suis le Premier ministre de...

Zacynthus s’interrompit au milieu de sa phrase. Il fronça brusquement les sourcils et, s’appuyant sur le bureau, plongea son regard dans celui de Pitt.

— Recommençons, voulez-vous. Pouvez-vous me répéter le nom que vous venez de me donner ? reprit-il sur un ton plus doux et avec condescendance cette fois.

— Dirk Pitt.

Zacynthus ne répondit rien et ne fit pas un geste au cours de la dizaine de secondes qui suivit. Ensuite, il se recula au fond de son siège, visiblement interloqué.

— Vous mentez, je suis sûr que vous mentez.

— Vous croyez ?

— Quel est le nom de votre père ? demanda Zacynthus, le regard braqué sur Pitt, sans ciller.

— George Pitt, Sénateur de Californie.

— Décrivez-le, son apparence physique, son histoire, sa famille  – tout.

Pitt alla s’asseoir sur le bord du bureau et prit une cigarette. Il fouilla pour retrouver son briquet, puis se rappela l’avoir laissé sur le plancher, à l’endroit où il était tombé lorsqu’il avait chargé Darius.

Zacynthus frotta une allumette sur le bois d’un des tiroirs et la lui tendit.

Pitt hocha la tête pour le remercier.

Puis il parla une bonne dizaine de minutes sans s’arrêter. Zacynthus l’écouta pensivement, et ne remua qu’à un seul moment, pour allumer une petite lampe suspendue, lorsque la lumière du jour filtrant dans la pièce se mit à baisser. Finalement, il leva la main.

— C’est bon. Vous devez être son fils, c’est-à-dire celui que vous prétendez être. Mais que faites-vous donc à Thasos ?

— Le Directeur Général de l’Agence, l’Amiral James Sandecker, nous a confié à Giordino et moi une mission d’enquête, au sujet des étranges accidents qui se sont récemment produits à bord d’un de nos vaisseaux de recherches océanographiques.

— Ah oui, le navire blanc ancré au large de Brady Field. À présent, je commence à comprendre.

— C’est parfait, dit Giordino d’un ton sarcastique, toujours plié en deux dans une position inconfortable. Mais si je ne soulage pas ma vessie d’ici quelques minutes, il va y avoir un accident ici même dans ce bureau.

Pitt adressa un sourire à Zacynthus.

— Il en est bien capable.

Un air méditatif traversa le regard de Zacynthus, puis il haussa les épaules et appuya sur un bouton dissimulé sous le plateau de son bureau. Presque aussitôt, la porte s’ouvrit brutalement, pour laisser passage à Zénon, un revolver fermement agrippé dans la main.

— Des ennuis, inspecteur ?

Zacynthus ne répondit pas, mais se contenta de dire :

— Rangez votre arme, détachez ces menottes et indiquez à Monsieur... euh... Monsieur Giordino l’endroit où se trouvent nos installations sanitaires.

Zénon haussa les sourcils.

— Vous êtes certain que...

— Tout va bien, mon ami. Ces hommes ne doivent plus être considérés comme des prisonniers, mais comme des invités.

Sans plus faire montre d’aucune surprise, Zénon replaça son automatique dans son holster et après avoir libéré Giordino, l’emmena au dehors.

— À mon tour à présent de poser quelques questions, dit Pitt en soufflant un léger nuage de fumée bleutée. Quelles sont vos relations avec mon père ?

— Le Sénateur Pitt est célèbre et respecté à Washington. Il a fait partie de nombreuses commissions sénatoriales, et il y a servi honorablement et avec efficacité. L’une d’elles était la Commission chargée d’enquêter sur le trafic de drogues et stupéfiants.

— Cela n’explique toujours pas ce que vous venez faire là-dedans.

Zacynthus sortit un paquet de tabac à l’emballage fatigué de la poche de son veston et bourra négligemment sa pipe, en tassant soigneusement le tabac à l’aide d’une petite pièce de monnaie.

— De par ma grande expérience en matière de stupéfiants, acquise au cours des nombreuses enquêtes que j’ai menées sur le terrain, j’ai souvent servi d’agent de liaison entre la Commission de votre père et mon employeur.

— Votre employeur ? dit Pitt étonné.

— Oui, l’Oncle Sam paie mon salaire tout comme il paie le vôtre, mon cher Pitt, répondit Zacynthus avec un sourire. Je vous présente mes excuses pour la façon dont je me suis présenté tout à l’heure. Je suis l’Inspecteur Hercules Zacynthus, du Bureau Fédéral des Stupéfiants. Mes amis m’appellent simplement Zac. Je serais honoré que vous fassiez de même.

Tous les doutes disparurent de l’esprit de Pitt et la conviction de se trouver enfin en sécurité l’enveloppa comme une vague de fraîcheur réconfortante. Ses muscles se relâchèrent, et ce ne fut qu’à cet instant qu’il se rendit compte à quel point il avait été tendu et combien s’étaient raidis ses nerfs et ses pensées face aux éventuels dangers de la situation. Précautionneusement, en essayant de maîtriser un léger tremblement, il écrasa sa cigarette dans le cendrier.

— N’êtes-vous pas en train de déborder quelque peu de votre territoire ?

— Géographiquement parlant, c’est exact. Professionnellement, non.

Zac s’interrompit pour rallumer sa pipe.

— Il y a environ un mois, reprit-il, le Bureau a reçu un rapport venu d’Interpol, qui disait qu’une énorme cargaison d’héroïne avait été embarquée à bord d’un cargo à Shanghai...

— Un des navires de Bruno von Till ?

— Comment savez-vous cela ? demanda Zac d’un ton surpris.

Un sourire désabusé apparut sur les lèvres de Pitt, qui poursuivit :

— C’était juste une supposition. Excusez-moi de vous avoir interrompu.

— Le navire, un cargo de la Compagnie Minerva portant le nom de Queen Artemisia, a quitté le port de Shanghai il y a trois semaines avec une déclaration de fret apparemment anodine, du soja, du porc congelé, du thé, du papier et des tapis, déclara Zac sans pouvoir retenir un sourire. Chargement plutôt disparate, je dois l’admettre, ajouta-t-il.

— Et sa destination ?

— La première escale fut Colombo, à Ceylan. C’est là que le navire a abandonné son chargement de marchandises venues de Chine communiste, et a embarqué une nouvelle cargaison, graphite et cacao, cette fois. Après un arrêt pour faire le plein à Marseille, l’escale suivante et destination finale du Queen Artemisia sera Chicago, via le canal du Saint-Laurent.

Pitt resta un moment pensif.

— Pourquoi Chicago ? dit-il enfin. À mon avis, New York, Boston et les autres ports de la Côte Est sont mieux garnis, question pègre, pour s’occuper des cargaisons de drogues en provenance de l’étranger.

— Et pourquoi pas Chicago ? rétorqua Zac. Cette ville est le noyau le plus important de distribution et d’acheminement de la drogue aux États-Unis. Il n’y a pas meilleur endroit pour écouler cent trente tonnes d’héroïne pure.

Pitt releva la tête, un air d’incrédulité sur le visage.

— C’est impossible. Personne sur cette terre ne pourrait franchir une inspection douanière avec une quantité aussi énorme.

— Personne, c’est le mot, excepté Bruno von Till.

La voix n’était qu’un murmure, et soudain Pitt fut submergé par une vague de froid.

— Ce n’est pas son vrai nom, évidemment, continuait Zac. Le sien s’est perdu quelque part dans son passé, bien longtemps avant qu’il ne devienne ce contrebandier insaisissable, le plus diabolique et le plus malin des pourvoyeurs de misère humaine de tous les temps,

II pivota sur son siège et se tourna vers la fenêtre, perdu dans ses pensées.

— Le Capitaine Kidd, et tous les pirates, et tous les marchands d’esclaves mis ensemble n’arrivent pas à la cheville de l’organisation de von Till, reprit-il.

— Vous en parlez comme du plus grand criminel du siècle, remarqua Pitt. Qu’a-t-il donc bien pu faire pour mériter pareil honneur ?

Zac lui lança un rapide coup d’œil, puis se tourna à nouveau vers la fenêtre.

— Les nombreux bains de sang perpétrés par les révolutionnaires en Amérique Centrale et en Amérique du Sud au cours de ces vingt dernières années n’auraient jamais eu lieu sans les livraisons d’armes secrètes provenant d’Europe. Vous souvenez-vous de l’énorme vol d’or qui a eu lieu en Espagne en 1944 ? L’économie espagnole, qui était déjà chancelante, a failli s’effondrer après qu’une large partie des réserves d’or gouvernementales eut disparu des chambres fortes du ministère des Finances. Peu après, le marché noir en Inde s’est mis à regorger de lingots d’or portant les armoiries espagnoles. De quelle manière une cargaison de cette taille a-t-elle pu transiter clandestinement sur plus de onze mille kilomètres ? Cela reste un mystère. Mais nous avons appris qu’un cargo de la Compagnie Minerva a quitté Barcelone la nuit qui a suivi le vol et est arrivé à Bombay un jour avant que l’or n’apparaisse sur le marché noir.

Le fauteuil pivotant couina, et Zac dirigea à nouveau son regard vers Pitt. Les yeux de l’inspecteur, emplis de mélancolie, demeuraient dans le vague comme s’il était plongé dans de profondes méditations.

— Un peu avant la reddition de l’Allemagne à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, reprit-il, quatre-vingt-cinq haut gradés nazis sont brusquement apparus le même jour dans les rues de Buenos Aires. Comment étaient-ils arrivés là ? Une fois encore, le seul navire ayant accosté était un cargo de la Compagnie Minerva. Autre chose : pendant l’été de 1954, une classe entière de jeunes filles disparut lors d’une excursion dans les environs de Naples. Quatre ans plus tard, un assistant de l’ambassade italienne découvrit l’une d’elles errant dans les rues mal famées de Casablanca.

Zac s’interrompit une bonne minute, ensuite poursuivit d’un ton étrangement calme.

— Elle avait complètement perdu la raison. J’ai eu sous les yeux des photographies de son corps. Et ce spectacle aurait suffi à faire pleurer un homme adulte.

— Que lui était-il arrivé ? demanda doucement Pitt.

— Elle se souvenait avoir été embarquée sur un bateau avec un grand M peint sur la cheminée. C’est la seule chose sensée qu’elle a pu dire. Tout le reste n’était qu’un babillage incompréhensible.

Pitt attendit la suite, mais Zac n’ajouta plus rien, et ralluma sa pipe en silence, ce qui emplit la pièce d’une odeur chargée d’arômes douceâtres.

— La traite des blanches est un boulot de salopard, dit Pitt laconiquement.

Zac hocha la tête.

— Ces quatre affaires ne sont qu’une minuscule part parmi les centaines d’autres en connexion directe ou indirecte avec von Till. S’il me fallait rapporter mot à mot tous les dossiers d’Interpol le concernant, nous en aurions pour des mois à rester assis dans ce bureau.

— Vous pensez que von Till organise tous ces crimes ?

— Non, le vieux démon est bien trop malin pour s’impliquer dans des actions concrètes. Il se contente d’effectuer les transports. Tout son jeu n’est que contrebande, et cela sur une grande échelle.

— Mais pourquoi diable ce vieux salaud n’a-t-il jamais été arrêté ?

— J’aimerais pouvoir vous fournir une réponse sans ressentir de honte, dit Zac en hochant tristement la tête. Mais je ne le peux pas. Quasiment toutes les agences de police et de sécurité dans le monde ont tenté de prendre von Till la main dans le sac, si l’on peut dire, mais il a réussi à se sortir de tous les pièges, et il a liquidé tous les agents que nous avons infiltrés dans la Compagnie Minerva. Ses navires ont été fouillés et refouillés un millier de fois, sans qu’on puisse mettre la main sur quoi que ce soit d’illégal.

Pitt suivit distraitement des yeux les volutes de fumée qui s’échappaient de la pipe de Zac.

— Personne n’est aussi rusé. Si ce n’est pas le diable, on doit pouvoir le coincer.

— Dieu sait que nous avons essayé. Les efforts combinés de toutes les forces de police et de renseignement pour examiner chaque pouce des navires de la Minerva n’ont rien donné. Nous les avons filés de nuit comme de jour, nous les avons surveillés pendant qu’ils étaient à quai et nous avons même passé toutes leurs cloisons aux détecteurs électroniques. Je pourrais vous débiter une liste longue d’une vingtaine de noms d’enquêteurs, et pas des moindres, loin de là, qui donneraient le reste de leur vie pour arrêter von Till.

Pitt alluma une deuxième cigarette et contempla fermement Zac.

— Pourquoi me racontez-vous tout cela ?

— Parce que je crois que vous pouvez nous aider.

Pitt demeura silencieux, tout en grattant son bandage de poitrine qui s’était mis à l’irriter. Donne l’impression de mordre à l’appât, se dit-il.

— De quelle manière ?

Pour la première fois, une lueur de malice traversa le regard de Zac, qui disparut aussi vite qu’elle était apparue.

— J’ai cru comprendre que vous étiez un ami proche de la nièce de von Till.

— Nous avons couché ensemble, si c’est ce que vous voulez dire.

— Depuis combien de temps la connaissez-vous ?

— Nous nous sommes rencontrés pour la première fois hier sur la plage.

La surprise sur le visage de Zac se mua rapidement en un sourire espiègle.

— Ou bien vous allez vite en besogne, ou bien vous êtes un expert en mensonge.

— Pensez ce que vous voulez, dit Pitt avec désinvolture.

Il se redressa, en s’étirant pour détendre ses muscles endoloris.

— Je sais ce que vous êtes en train de penser, reprit-il. Et vous pouvez oublier ça.

— Je serais très intéressé d’apprendre ce que vous lisez dans mes pensées.

— La plus vieille tactique du monde, dit Pitt avec un sourire entendu. Vous voudriez que je poursuive mes relations amicales avec Teri, dans l’espoir que von Till finisse par m’accepter comme membre de la famille. Cet arrangement me donnerait accès à la villa et j’aurais du même coup la possibilité d’épier en direct les faits et gestes du vieux Boche.

Zac lui retourna son regard.

— Vous êtes très perspicace, mon cher Pitt. Alors qu’en dites-vous ? Jouez-vous le jeu ?

— Pas question !

— Puis-je savoir pourquoi ?

— J’ai fait la connaissance de von Till au cours du dîner d’hier soir, et on ne peut pas dire que nous nous soyons quittés bons amis. En réalité, il a jeté son chien sur moi.

Pitt savait que Zac n’apprécierait pas cet humour. Mais sacré bon Dieu, se dit-il, pourquoi raconter une fois de plus cette histoire à dormir debout. Il commençait à avoir très envie d’un verre.

— Baiser le matin avec la nièce et dîner le soir avec l’oncle, tout cela dans la même journée, dit Zac en hochant la tête d’un air incrédule. Vous allez vite en besogne.

Pitt haussa légèrement les épaules.

— C’est regrettable, continua Zac. Vous auriez pu nous être d’une grande utilité, de l’intérieur de la villa.

Il tira sur sa pipe jusqu’à ce que les braises dans le fourneau étincellent, puis déclara :

— Nous surveillons de loin la villa en permanence, mais jusqu’ici, nous n’avons rien pu observer qui sorte de l’ordinaire. Deux cents ans, voilà le temps que nous pourrions passer à l’épier sans même éveiller les soupçons de von Till. Nous pensions que notre petite mascarade de guides touristiques avait finalement porté ses fruits lorsque vous et sa nièce avez été appréhendés par le Colonel Zénon.

— Le Colonel Zénon ?

Zac acquiesça de la tête, sans dire un mot, sûr de son petit effet.

— Oui. Lui et le Capitaine Darius font partie de la gendarmerie grecque. Techniquement parlant, Zénon possède un grade bien supérieur au mien, d’une certaine façon.

— Un grade de colonel dans la police ? demanda Pitt. C’est plutôt inhabituel.

— Pas si vous connaissez leur système de police et de répression. Voyez-vous, à part la ville d’Athènes et quelques autres grandes cités qui possèdent leurs propres services, les banlieues et les zones rurales grecques sont contrôlées par la gendarmerie. Elle constitue une section des forces armées, et se montre une troupe d’élite très efficace.

— Ce qui explique leur présence, mais en ce qui vous concerne, inspecteur ? Un agent des Stups sur la trace de drogues illégales en Grèce, c’est pareil à un agent du FBI poursuivant un espion en Espagne : ça ne se fait pas.

— Dans un cas ordinaire, vous auriez tout à fait raison.

Le visage de Zac devint maussade et sa voix se fit plus forte.

— Mais le cas de von Till n’est pas ordinaire. Lorsque nous l’aurons poussé derrière les barreaux et mis fin à ses abominables opérations de contrebande, nous aurons d’un seul coup réduit les affaires criminelles internationales de vingt pour cent. Ce qui, je vous l’assure, n’est pas une proportion négligeable.

Un sentiment de colère avait pris possession de Zac, si bien qu’il fit une pause, en respirant profondément à plusieurs reprises, jusqu’à ce que cette rage se soit calmée.

— Dans le passé, reprit-il, chaque pays travaillait de son côté, en utilisant les relais d’Interpol pour transmettre les informations essentielles par-dessus les frontières nationales. Par exemple, si j’avais appris par un informateur secret du Bureau des Narcotiques qu’une cargaison illégale de drogue était en route pour l’Angleterre, j’aurais simplement transmis ces informations au bureau d’Interpol à Londres, qui aurait alors alerté Scotland Yard. En temps voulu, ils auraient tendu un piège pour arrêter les contrebandiers.

— Ce qui paraît un arrangement ingénieux et efficace.

— Mais qui malheureusement n’a pas encore marché avec von Till, dit calmement Zac. Quel que soit le nombre de précautions prises, et quel que soit le type de piège, il s’est toujours débrouillé pour se faufiler au travers des mailles du filet et pour s’en sortir avec la proverbiale fraîcheur d’une rosé retirée d’un tonneau de merde. Mais cette fois, la situation est différente.

Il posa les mains sur son bureau pour appuyer son effet.

— Nos gouvernements nous ont permis de constituer une équipe internationale d’investigation, qui a le pouvoir d’ignorer les frontières, de faire appel à toutes les forces de police, et qui possède un commandement et des équipements militaires.

Zac soupira, puis reprit en guise d’excuses :

— Je suis désolé, Pitt, je ne tenais pas à me montrer aussi long. Mais j’espère avoir répondu à votre question concernant ma présence sur Thasos.

Pitt observa attentivement Zac. L’inspecteur donnait l’image d’un homme qui n’a pas l’habitude d’échouer. Chacun de ses gestes, chacun de ses actes semblait avoir été soupesé longuement. Même ses paroles paraissaient mûrement réfléchies. Et cependant, Pitt ne pouvait s’empêcher de discerner une lueur de crainte dans le regard de Zac, la crainte d’échouer face à von Till. Pitt se mit plus que jamais à avoir envie d’un verre.

— Où sont les autres membres de votre équipe ? demanda-t-il. Jusqu’ici, je n’ai rencontré que vous trois.

— Pour l’instant, un Inspecteur britannique se trouve à bord d’un destroyer de la Royal Navy, qui suit le Queen Artemisia à la trace, tandis qu’un représentant de la police turque le surveille depuis les airs à l’aide d’un antique DC-3 sans signes distinctifs, dit Zac sans expression particulière, comme s’il rapportait un document officiel. Deux détectives de la Sûreté Nationale Française, poursuivit-il, sont également en alerte dans le port de Marseille, et attendent, en se faisant passer pour deux dockers, que le Queen Artemisia arrive pour faire le plein.

Un sentiment d’irréalité envahissait Pitt. Zac devenait assommant et ses phrases perdaient toute signification. Presque avec indifférence, et avec une espèce d’intérêt purement académique, il se demanda combien de temps encore il parviendrait à rester éveillé. Il n’avait joui que de quelques heures de sommeil au cours des deux derniers jours et à présent la fatigue pesait lourdement. Pitt se frotta les yeux et remua vigoureusement la tête, pour forcer son esprit à la vigilance.

— Zac, mon vieux, dit Pitt en employant ce nom pour la première fois. Pourriez-vous me rendre un service personnel ?

— Tout ce qui sera en mon pouvoir... mon vieux, répondit Zac après un instant d’hésitation.

— Je veux que Teri soit placée sous ma protection.

— Sous votre protection ?

Zac haussa les sourcils tout en ouvrant de grands yeux candides. Steve McQueen n’aurait pas pu faire mieux.

— Quel plan libidineux avez-vous en tête ? demanda-t-il.

— Rien de libidineux, dit Pitt avec sérieux. Vous n’avez pas d’autre solution que de la relâcher. Dès qu’elle sera libre, Teri va retourner comme une furie à la villa, ce qui ne lui prendra qu’une vingtaine de minutes  – l’enfer n’est rien comparé à la fureur d’une femme humiliée. Elle va exiger réparation à son oncle, au sujet de cet enlèvement scandaleux. Le vieux salaud va puiser une astuce dans son cerveau, comme d’habitude, et en moins d’une heure, votre réseau d’espions clandestins aura volé en éclats et vous serez renvoyés aux États-Unis.

— Vous nous sous-estimez, dit Zac avec courtoisie. Je suis bien conscient des conséquences. Des plans ont été imaginés pour parer à de telles éventualités. Nous pouvons quitter ces quartiers et reprendre. une autre couverture de protection avant demain) matin.

— Trop tard, répliqua sèchement Pitt. Le mal est fait. Von Till sera averti de votre présence. Il redoublera sans aucun doute de précautions.

— Voici un argument des plus convaincants.

— Il l’est sacrément.

— Et si je vous la confie ? demanda Zac intéressé.

— Aussitôt qu’on aura découvert que Teri a disparu, si ce n’est déjà fait, von Till va se lancer à sa recherche et mettre Thasos sens dessus dessous. La manière la plus sûre de la dissimuler pour le moment est de la faire monter à bord du First Attempt. Il ne la cherchera pas là-bas, au moins pas avant d’être certain qu’elle ne se trouve pas sur l’île.

Zac contempla Pitt un long moment, examinant chaque centimètre de l’homme comme s’il le voyait pour la première fois, en se demandant pourquoi quelqu’un possédant une situation aussi excellente et une famille aussi influente acceptait de prendre de tels risques et d’encourir de tels dangers, sans jamais être sûr qu’une erreur de calcul n’allait pas précipiter la fin de sa carrière, sans même parler de sa mort. Zac tapota négligemment sa pipe sur le rebord du cendrier, pour faire tomber les cendres éteintes du fourneau de bruyère.

— Nous ferons comme vous l’entendez, dit Zac dans un murmure. En espérant, bien évidemment, que la jeune demoiselle ne nous causera aucun ennui.

— Je ne le pense pas, dit Pitt avec le sourire. Elle a autre chose en tête que le trafic international de stupéfiants. Je dirais que monter subrepticement à bord d’un navire avec moi présente à ses yeux plus d’intérêt qu’une soirée supplémentaire d’ennui avec son oncle. En plus, montrez-moi une femme qui ne souhaite pas goûter un peu d’aventures, de temps en temps, et je vous montrerai une...

Il s’interrompit comme la porte s’ouvrait pour laisser passage à Giordino, suivi de Zénon. Un large sourire fendait le visage de chérubin de Giordino et il tenait fermement en main une bouteille de cognac grec, du Metaxa cinq étoiles.

— Regarde ce qu’a déniché Zénon, dit-il en débouchant la bouteille et en humant le contenu à travers le goulot, en faisant une grimace pour feindre l’extase. J’ai dans l’idée qu’ils ne sont pas aussi méchants qu’on le croyait.

Pitt éclata de rire et se tourna vers Zénon.

— Je vous prie d’excuser Giordino. La moindre goutte de gnôle le fait craquer.

— Si c’est ainsi, dit Zénon avec un sourire à moitié caché par ses moustaches, c’est une chose que nous avons en commun.

Il dépassa Giordino et alla déposer sur le bureau un plateau avec quatre verres.

— Comment va Darius ? demanda Pitt.

— Il est sur pied, répondit Zénon. Mais il va boiter quelques jours encore.

— Présentez-lui mes excuses, dit Pitt sincèrement. Je regrette...

— Les regrets ne sont pas de mise, le coupa Zénon. Vu le métier que nous faisons, ce sont des choses qui arrivent.

Il tendit un verre à Pitt, en remarquant pour la première fois sa chemise tachée de sang.

— Vous semblez avoir été blessé, vous aussi ?

— Cadeau du chien de von Till, dit Pitt en levant le verre.

Zac hocha la tête en silence. Il avait à présent saisi combien la haine de Pitt envers von Till était puissante. Il se détendit, les mains mollement posées sur les accoudoirs de son fauteuil pivotant, certain à présent que les pensées de Pitt étaient portées sur la vengeance et non pas sur le sexe.

— Lorsque vous serez à bord de votre navire, nous vous tiendrons au courant par radio des actes de von Till.

— Parfait, dit simplement Pitt.

Il but une gorgée de cognac, en sentant avec plaisir l’alcool descendre de sa gorge jusqu’à son estomac comme une coulée de lave brûlante. Puis, il ajouta :

— Encore une faveur, Zac. J’aimerais utiliser votre statut officiel pour envoyer quelques messages en Allemagne.

— Sans problème. Que souhaitez-vous savoir ?

Pitt avait déjà saisi un bloc et un crayon sur le bureau.

— Je vais écrire tout cela en détail, avec les noms et les adresses, mais il vous faudra excuser mon orthographe allemande.

Lorsqu’il eut terminé, il tendit le bloc à Zac.

— Demandez-leur d’envoyer leur réponse vers le First Attempt. J’ai ajouté la fréquence radio de l’Agence Nationale de Recherches Océanographiques.

Zac examina le bloc.

— Je ne comprends pas vos motivations.

— Ce n’est qu’un pressentiment, dit Pitt en versant une autre rasade de Metaxa dans son verre. À propos, quand le Queen Artemisia va-t-il se détourner pour longer Thasos ?

— Comment... Mais comment savez-vous cela ?

— Je suis devin, dit Pitt laconiquement. Alors ? Quand ?

— Demain matin, dit Zac en accordant un long regard à Pitt. À un moment entre quatre et cinq heures. Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Pas de raison particulière. Juste la curiosité.

Pitt se crispa en prévision du choc que l’alcool ne manquerait pas de provoquer et avala son verre d’un coup. Il remua la tête d’un côté et de l’autre, en clignant des paupières pour faire refluer les larmes qui perlaient au coin de ses yeux.

— Seigneur, murmura-t-il d’une voix enrouée. Ce machin vous brûle comme de l’acide sulfurique.